« Le système capitaliste s’est laissé piéger par sa propre complexité »
Pensez-vous que le capitalisme soit réellement au bord de l’effondrement ?
Le capitalisme a toujours été un système instable, car générant sans cesse une concentration du patrimoine qui finit par empêcher la machine de tourner. Le capitalisme ne se nourrit pas de ses crises, comme on l’entend souvent dire, mais il est à chaque crise sauvé par une mobilisation de toutes les énergies et, en premier lieu par l’État, qui a permis jusqu’ici de le remettre à flot. Les économistes y voient des «cycles» alors que le système ne survit qu’à grand renfort de plans de sauvetage successifs.
Aujourd’hui, le monde a changé. L’épuisement de la planète, la fin des dynamiques coloniales, le surendettement des économies occidentales, l’émergence de nouveaux concurrents limitent considérablement les marges de manoeuvre. Mais, surtout, le système capitaliste s’est laissé piéger par sa propre complexité, et en cela, il a été précédé de peu par le régime soviétique. C’est là un point clé de la compréhension de la crise actuelle mais qui est paradoxalement peu exploré.
Comment jugez-vous toutes les initiatives prises par les États pour éviter la dépression ?
Il y a eu en 2008 une vraie prise de conscience de la gravité de la situation et une fenêtre d’opportunité pour agir. C’était le temps de la « refondation du capitalisme », comme le prônait alors Nicolas Sarkozy à Toulon. Et puis… rien. La machine était en panne et l’on a tenté de la réparer avec du sparadrap. Et aujourd’hui, la machine est arrêtée car son coeur financier a entièrement fondu. Il suffit de lire la presse financière tous les jours pour s’en convaincre. Les banquiers eux-mêmes le reconnaissent en privé. Et pourtant, on continue d’inonder le système financier de liquidités ou d’appliquer de vieilles recettes, comme l’austérité, qui risquent d’aggraver les choses et d’accélérer le délitement du système. Comme au Moyen-âge, on pratique la saignée, quitte à tuer le malade !
Le système financier est-il vraiment hors circuit ?
Chaque jour, des pans entiers d’activités disparaissent. La titrisation est morte et le «high frequency trading» est en train de tuer la Bourse en raison de la trop grande efficacité des robots qui y ont été lâchés. Les produits financiers complexes ont généré un risque systémique non maîtrisable. On clame qu’il est urgent de réduire le risque systémique mais aucune mesure n’est prise en ce sens : on se contente de prôner la constitution de réserves plus importantes, autrement dit, on entérine l’hypothèse qu’on ne comprend rien aux mécanismes de contagion du risque et que la seule chose qu’on puisse faire, c’est de rehausser les digues. La faillite spectaculaire de MF Global est typique de ce climat : elle ne relève pas de l’escroquerie mais bien du fonctionnement ordinaire du système.
C’est pourtant le triomphe des marchés…
Les marchés n’ont aucune idée de ce qu’il faudrait faire. C’est une machine sans direction. La seule chose que les marchés savent, c’est qu’on ne leur rendra pas tout l’argent qui est d’ores et déjà perdu. Ils ne demandent qu’une chose : que le système fonctionne. Et comme nous sommes dans une impasse – comme il n’y a pas de solution connue à l’intérieur du cadre existant -, ils ont des exigences contradictoires. Les agences de notation ne disent pas autre chose et elles sont, à cet égard, vertueuses. Elles ne menacent pas : elles soulignent ce qui ne marche pas. Elles sont bien, sur ce point, devenues les porte-parole des marchés. Mais ce n’est ni des agences ni des marchés qu’il faut espérer une solution. Ce n’est pas de leur ressort.
Peut-on espérer une solution de la part des décideurs ?
Les décideurs, qu’ils soient au gouvernement ou dans l’opposition, restent enfermés dans un cadre classique, étroitement délimité par la science économique moderne. Ce cadre est gravement endommagé mais il reste le point d’ancrage pour des politiques totalement démunis face à cette crise d’une exceptionnelle gravité. Ils ont en plus le tort de négliger les solutions qui s’attaquent à ce cadre : ils créent ainsi le terreau de tous les populismes et mettent en danger la démocratie par leur incurie.
Existe-t-il, selon vous, une alternative crédible au capitalisme ?
Je suis personnellement dans le domaine du constat et non de la prophétie. Et le constat n’est pas forcément associé à une solution. Mais c’est insulter la nature humaine que de proclamer que les échecs présents sont consubstantiels à l’espèce ! Rappelez-vous le fameux « There is no Alternative » de Margaret Thatcher qui donna le signal des privatisations et de la dérégulation avec les conséquences que l’on connaît. Maintenant, il n’existerait pas d’alternative à l’austérité généralisée qui risque de tuer l’Europe ? Et on justifie, au nom de ces mêmes principes, la nomination de technocrates à la tête de la Grèce ou de l’Italie alors qu’ils ont eux-mêmes une large part de responsabilité dans la crise actuelle. Ce n’est pas parce que l’on ne peut pas avancer une solution toute faite, «prête à l’emploi», que les changements de système ou de régime sont impossibles. Je ne suis pas certain que les Romains avaient prévu l’écroulement de leur empire ou que les philosophes du XVIIIe siècle avaient imaginé la Convention, la Terreur et l’Empire napoléonien.
Il faut donc tout réinventer ?
Les auteurs du XIXe ont déjà fait un effort extraordinaire pour baliser l’univers des possibles. Malheureusement, plus personne ne les lit. La boîte à outils est pourtant là et la réflexion doit désormais dépasser largement le cadre strict de la science économique. La réflexion des économistes ne traite pas le fond des problèmes et les réponses ne viendront pas de la «science» économique. Certes, nous n’en sommes pas encore à « l’écoeurement » dont parle le philosophe Jean-Claude Michéa, qui permettrait enfin de réfléchir au cadre dans lequel nous sommes tous enfermés. Du coup, on continue de penser comme si nous étions dans les années 1980. C’est pour cela aussi que peu d’idées nouvelles émergent malgré la crise.
Le changement peut-il venir du jeu démocratique ?
Les élections ne feront aucune différence. Le FMI ne se contente pas de consulter les partis au pouvoir mais consulte également les partis d’opposition, car il sait bien que le fait de suivre ses conseils par les partis au pouvoir fera qu’ils seront balayés lors des prochaines élections. Les politiques n’ont plus aucune marge de manoeuvre devant ce système qui se délite. La seule chose qu’ils fassent, quel que soit leur parti, c’est de faire semblant d’être aux commandes. Le salut viendra nécessairement de gens qui comprennent la réalité du problème. Et paradoxalement, les seuls qui puissent véritablement lancer un appel en faveur de la constitution d’un nouveau cadre, les seuls qui puissent exiger de vraies réformes, ce sont les financiers eux-mêmes. Eux seuls savent dans quel état se trouve la machine, une réalité bien éloignée de ce que les politiques racontent au public. Ils bougeront peut-être lorsqu’il n’existera plus d’autre alternative. Mais ne tablons pas trop là-dessus non plus : élaborons un véritable projet de notre côté.
P.Jorion La Tribune
Commentaires récents