Il est d’un point de vue strictement économique impossible de démontrer que le patron d’un fonds d’investissement, milliardaire, produit une valeur ajoutée qui justifierait ses gains personnels. Il est tout aussi impossible de démontrer qu’un président de banque, de laboratoire pharmaceutique ou de téléphonie mobile est irremplaçable au point de gagner un salaire mille fois supérieur à la moyenne de ses collaborateurs.
Nul n’est à ce point irremplaçable. Il reste donc aux super-riches à se faire pardonner ce qui relève de la chance au moins autant que de leur talent singulier. Il existe une voie pour cela, celle de la philanthropie.
La philanthropie n’est véritablement développée qu’aux Etats-Unis, où le secteur « non profitable », ni capitaliste ni socialiste, représente 10 % de l’économie. George Soros, par exemple, a consacré 10 milliards de dollars, soit la moitié de sa fortune depuis vingt ans, pour aider les dissidents en Europe centrale, financer des programmes de réinsertion sociale des drogués à Baltimore, éduquer les Roms persécutés en Hongrie.
Bill et Melinda Gates donnent, chaque année, 4 milliards de dollars pour développer l’agriculture en Afrique et éradiquer la malaria. Tout récemment, le financier John Paulson, à New York, a donné 100 millions de dollars pour l’entretien de Central Park et Stephen Schwarzman, investisseur à Wall Street, 100 millions pour rénover la Bibliothèque centrale de New York.
FINANCÉES PAR DES DONS PRIVÉS
A peu près toutes les institutions culturelles et les grandes universités américaines sont financées par des dons privés, tandis qu’en Europe elles sont publiques et faméliques.
Précisons que la philanthropie ne doit pas être confondue avec la charité. Comme l’avait écrit, en 1740, Benjamin Franklin, considéré comme le fondateur de la philanthropie moderne, le but de la philanthropie est de changer la société de manière à faire disparaître le besoin même de charité : pour cette raison, la philanthropie dite systémique privilégie l’éducation, la recherche scientifique, la santé publique.
Ces gestes philanthropiques ne suffisent pas à rendre les super-riches américains admirables, mais ils en deviennent supportables. Cette tradition de la philanthropie, pour mémoire, est un héritage plus calviniste que catholique : selon un prédicateur genevois, la fortune ne fait que transiter par les riches, qui sont supposés la redistribuer.
Cette doctrine avait conduit, il y a un siècle, Andrew Carnegie à déclarer qu’il était « indécent de mourir riche ».
Il me semble qu’en Europe aussi les super-riches devraient découvrir la philanthropie : il ne manque pas de pans entiers de la société en déshérence qui pourraient bénéficier du don. Le don, encore une fois, n’est pas la charité, mais le prix à payer pour rester membre de la communauté des hommes.
Le don procure de la dignité à celui qui donne autant qu’à celui qui reçoit. La philanthropie n’est pas la solution aux inégalités de statut nées de la mondialisation, mais ce serait le début d’une prise de conscience.
Guy Sorman, essayiste
Commentaires récents