Mais pas méritocratie !
Quiconque a suivi ce sujet au fil des ans sait de quoi je parle. Lorsque les disparités croissantes de revenu menacent d’occuper le devant de la scène, un groupe fiable de défenseurs essaie de brouiller les cartes. Les centres d’étude sortent des rapports affirmant que les inégalités ne sont pas vraiment croissantes ou que cela n’a pas d’importance. Les experts essaient de banaliser le phénomène en proclamant qu’il ne s’agit pas vraiment de quelques riches contre les autres, mais plutôt des instruits contre les moins instruits.
Ce que vous devez savoir est que toutes ces affirmations sont essentiellement des tentatives pour obscurcir la dure réalité : nous vivons dans une société dans laquelle l’argent se trouve de plus en plus concentré dans les mains de quelques personnes et dans laquelle cette concentration des richesses et des revenus menace de faire de nous une démocratie qui n’en aurait que le nom.
Le Budget Office a présenté certains aspects de cette dure réalité dans un récent rapport qui a montré une forte baisse dans le partage du revenu total allant aux Américains de classe moyenne et à faibles revenus. Nous aimons toujours nous voir comme un pays de classe moyenne. Mais avec 80% des ménages recevant aujourd’hui moins de la moitié du revenu total, cette vision est de moins en moins adaptée à la réalité.
En réponse, les suspects habituels ont énuméré leurs arguments habituels : les chiffres ne sont pas corrects (ils le sont) ; les riches forment un groupe en perpétuel changement (c’est faux), et ainsi de suite. L’argument le plus populaire aujourd’hui semble cependant être que nous ne sommes peut-être pas une société de classe moyenne mais que nous sommes toujours une société de classe moyenne supérieure, dans laquelle une large catégorie de personnes hautement diplômées, qui a les moyens d’être compétitive dans le monde actuel, s’en sort très bien.
C’est une bien belle histoire, bien moins dérangeante que l’image d’une nation dans laquelle un groupe bien plus petit de personnes riches devient de plus en plus dominant. Mais elle n’est pas vraie.
Des employés avec des diplômes universitaires s’en sortent généralement mieux, en effet, que les employés sans ces diplômes et l’écart s’est agrandi avec le temps. Mais les Américains fortement diplômés ne sont pas à l’abri d’une stagnation des salaires et d’une insécurité économique grandissante. Les augmentations de salaires pour la plupart des diplômés universitaires sont anecdotiques (et inexistantes depuis 2000), alors que même les diplômés ne peuvent plus compter sur le fait d’avoir un emploi avec des avantages intéressants. Aujourd’hui, notamment, les employés titulaires d’une licence mais pas d’un diplôme supérieur sont moins susceptibles d’obtenir une bonne couverture santé par leur travail que ne l’étaient les employés avec un diplôme de fin de lycée en 1979.
Qui est donc le grand gagnant ? Une toute petite minorité très aisée.
Le rapport du Budget Office nous dit essentiellement que toute la redistribution des revenus en faveur des plus riches, s’éloignant ainsi des 80% les plus modestes est allée au 1% des Américains percevant les salaires les plus importants. Ainsi, les manifestants qui se décrivent eux-mêmes comme représentant les 99% restants ont en fait raison et les experts déclarant solennellement que le problème porte sur les études, et non sur les gains d’une petite élite, se trompent.
En réalité, les manifestants placent le seuil trop bas. Le récent rapport du Budget Office ne s’intéresse pas au 1% le plus riche, mais un rapport précédent, qui remonte seulement à 2005, a montré que presque deux tiers de la part croissante du percentile au revenu le plus élevé revenait au 0,1% le plus riche – le un millième des Américains les plus riches, qui ont vu leur revenu réel augmenter de plus de 400% de 1979 à 2005.
Qui se trouve dans ce 0,1% le plus riche ? Sont-ils des entrepreneurs héroïques créant des emplois ? Non, pour la plupart, ce sont des cadres dirigeants. Une étude récente montre qu’environ 60% du 0,1% le plus riche sont soit des dirigeants dans des sociétés non financières soit des personnes travaillant dans la finance, c’est à dire Wall Street défini au sens large. Ajoutez-y des avocats et des agents immobiliers et l’on arrive à plus de 70% du millième le plus chanceux.
Mais pourquoi cette concentration croissante des richesses et des salaires dans si peu de mains importe-t-elle tant ? La réponse tient en partie au fait que les inégalités grandissantes sont synonymes d’une nation dans laquelle la majorité des familles ne participe pas à la croissance économique. La réponse tient également au fait qu’une fois que l’on se rend compte à quel point les riches sont devenus encore plus riches, l’affirmation que des impôts plus élevés sur les gros revenus devraient faire partie d’un accord budgétaire à long terme devient incontournable.
Cependant, une réponse plus globale est que l’extrême concentration des revenus est incompatible avec la vraie démocratie. Quelqu’un peut-il sérieusement nier que notre système politique est perverti par l’influence de l’argent et que cette perversion empire à mesure que les richesses d’un petit nombre deviennent plus grandes ?
Certains experts essaient toujours d’assimiler les inquiétudes quant aux inégalités grandissantes à des balivernes. Mais la vérité est que c’est la nature même de notre société qui est en jeu.
Paul Krugman
© 2011 New York Times News Service
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