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Août 31

Nihil nove sub sole

Pierre Gattaz se campe lui-même en entrepreneur modèle. Les mauvaises langues diront que c’est surtout un héritier et ce, à double titre, puisque l’entreprise qu’il dirige, il la tient de son père, lequel fut président du CNPF, l’ancêtre du MEDEF. Le sacro-saint risque, dont il s’est fait l’un des chantres les plus extatiques, il n’a pas dû l’éprouver autant dans sa chair que les (forcément) « jeunes entrepreneurs » qui commencent avec un petit capital et un gros emprunt

– « Le moteur de développement de la France, le moteur de la croissance, le moteur de l’emploi, de la création de richesses du pays, c’est l’entreprise. […] ?  Notons au passage que l’entreprise marchande est seule considérée comme à même d’apporter la prospérité. Le secteur non marchand est ignoré, alors qu’on l’étudie de plus en plus, même à HEC. Nous nous rassurerons en nous disant qu’il vaut mieux qu’il ne soit pas aperçu de tels prédateurs.

– « Ceux qui pilotent ce moteur ne savent pas l’utiliser. » La formulation est intéressante. Nous extrapolons de ce qui précède que cette remarque s’adresse au politique, mais il pourrait s’agir aussi bien d’un aveu du degré de compréhension réel des phénomènes économiques au sein du patronat français. Après tout, le « pilote » principal du moteur, c’est l’entrepreneur, non ?

– « Je n’arrête pas de parler d’une France qui gagne. » Le serin tire vanité de ce qu’il se répète à la perfection, toujours au diapason de lui-même. Nous comprenons que le patronat snobe la France qui perd. Ne pas en parler la fera sans doute disparaître du paysage. Le gain seul exalte Pierre Gattaz, qui a monté un projet « fabuleux », qualificatif élogieux qu’il se décerne à lui-même, en toute modestie : « 2020, la France qui gagne. » La France, pas les Français.

– « Nous avons l’impression qu’on ne nous comprend pas, qu’on ne comprend pas la mondialisation et qu’en effet on ne va pas décoller. » La minute Calimero. Ce « on » englobe les hommes politiques hostiles à l’économie de marché et la part du grand public qui trouve inconfortable d’avoir à faire son nid sous la supervision des vautours. Cela fait encore trop de monde, apparemment, or la mondialisation, pour « décoller », pour s’arracher à la gravité de la cogestion raisonnée et rejoindre la sphère élastique de l’épanouissement illimité, a besoin du monde, de ses ressources en combustible fossile et en comburant humain.

– « Si vous faites le choix de l’économie et de l’entreprise, eh bien nous pouvons recréer de la croissance et faire en sorte que le chômage redescende au-dessous de 7 %. » « Vous » ? C’est à moi qu’on parle ? La formulation est étrange. Elle laisse entendre que si la croissance est en berne et que le chômage progresse, c’est parce que moi et d’autres nous n’accordons pas à l’entreprise la place qui lui revient dans l’économie. La crise serait une mesure de rétorsion contre les peuples

– « Je crois à la reprise mondiale. Je crois que l’Allemagne va continuer de caracoler. » Avec des croyances pareilles, on restaure à coup sûr la confiance. « Mon souci : […] est-ce que la France va prendre le vent de la reprise mondiale ? » Cela tombe bien, la reprise mondiale, c’est du vent.

– « Le problème des retraites est extrêmement simple : nous vivons de plus en plus vieux et nous avons de moins en moins d’actifs pour payer les pensions de nos retraités. […] C’est un problème mathématique qui a été réglé dans tous les pays responsables du monde en augmentant l’âge légal. » À problème simple, réponse simpliste. Gattaz semble ignorer que la durée de vie en bonne santé diminue et qu’une vieillesse heureuse, prospère et ingambe réduirait, par le jeu de la solidarité intergénérationnelle, la charge des prestations sociales, qu’il juge à mots couverts excessive.

– « Le marché, c’est le monde. » Le monde comme marchandise : définition honnête de la mondialisation. Quand la marchandise aura été livrée, que restera-t-il à l’homme ?

– Gattaz revient sur la nécessité, selon lui, de prendre exemple sur l’Allemagne. Si le coût du travail en France continue d’être de 35 euros de l’heure, contre 32 en Allemagne et 28 en moyenne en Europe, on va droit dans le mur. Vu l’état du salariat allemand, après passage dans le presse-purée des lois Hartz, je trouve le mur français un tantinet plus attirant, pas vous ? Qu’une telle insanité puisse être encore de nos jours proférée, reçue et applaudie comme un argument massue passe le concevable

– « La plupart des pays se développent et nous sommes en concurrence fiscale, sociale, économique. » Moralité, parmi les squales, faisons-nous squales. Gattaz n’envisage pas un seul instant que la concurrence puisse se fonder sur le mieux-disant plutôt que sur le moins-disant. Si on pratique l’impôt « marqueur » (au fer rouge ?), on poussera à l’exil les actionnaires, les investisseurs (intéressante et sans doute involontaire démarcation entre actionnaires et investisseurs animés par l’affectio societatis[iii] qui dénie aux premiers toute utilité), les grands chercheurs (quid des petits, on les ligote à leur siège devant une chaîne d’assemblage, on les tue ?).

L’interview se conclut par un éloge vibrant du petit actionnariat, qui souffre du décri où le gros est tombé. L’actionnaire, c’est parfois M. Durand, M. Dupont, c’est votre grand-père, votre cousin, des amis disposés à mettre 1000, 2000 euros dans la start-up que vous venez de créer. Pierre Gattaz doit vivre dans une France parallèle à la nôtre, sur un autre plan physique. Dans un pays où le revenu médian est de 1675 euros brut, où certaines aides, pour les bas revenus, sont conditionnées à l’absence d’épargne, les 1000 ou 2000 euros dont il parle ne se trouvent pas dans la poche du péquin moyen. Il doit savoir, du reste, que l’actionnariat individuel est mal en point, en France, et pas seulement en France, si l’on en croit la Federation of European Securities Exchanges (FESE). 7,1 millions il y a dix ans, les actionnaires individuels ne seraient plus que 4,2 millions

Conclusion : Il peut paraître vain de faire l’exégèse de pareilles élucubrations, si l’on se rapporte aux analyses essentielles qui ont été produites ici. Pourtant, ce sont ces élucubrations-là qui rencontrent un écho auprès des décideurs politiques de tous bords, quoique l’extinction du politique soit le rêve le moins secret du MEDEF.

Extraits d’un article de Bertrand Rouziès-Leonardi sur le blog de Paul Jorion   www.pauljorion.com

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