Un excellent résumé de « La Fracture «, sans doute par un des meilleurs.
RdL : Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui est en train d’arriver sous nos yeux, depuis au moins une trentaine d’années, depuis 2008, depuis quelques mois, ces dernières semaines ?
Frédéric Lordon : C’est une leçon de choses historiques. Ouvrons bien les yeux, on n’a pas souvent l’occasion d’en voir de pareilles. Nous assistons à l’écroulement d’un monde et ça va faire du gravât.
L’histoire économique, en tout cas celle qui a fait le choix de ne pas être totalement bornée – je veux parler d’auteurs comme Kindleberger, Minsky ou Galbraith – a depuis longtemps médité l’effrayant pouvoir de destruction de la finance libéralisée. Il fallait de puissants intérêts – très évidemment constitués – à la cécité historique pour remettre sur les rails ce train de la finance qui a déjà causé tant de désastres.
La catastrophe en question aura pris vingt ans pour survenir, mais voilà, nous y sommes. Et nous voilà en 2007. 2007, n’est-ce pas, et pas 2010. Car le discours libéral n’a rien de plus pressé que de nous faire avaler l’idée d’une crise des dettes publiques tout à fait autonome, européenne dans son principe, et imputable à une fatalité d’essence de l’État impécunieux.
Or le fait générateur est bien la crise de la finance privée, déclenchée aux États-Unis, expression d’ailleurs typique des contradictions de ce qu’on pourrait appeler, pour faire simple, le capitalisme de basse pression salariale, dans lequel la double contrainte de la rentabilité actionnariale et de la concurrence libre-échangiste voue la rémunération du travail à une compression continue et ne laisse d’autre solution à la solvabilisation de la demande finale que le surendettement des ménages.
C’est cette configuration qui explose dans le segment particulier des crédits hypothécaires [plus connus sous le nom de subprimes] et qui va, en un an, déstabiliser tout le système financier étasunien, puis, interconnexions bancaires obligent, européen, jusqu’au moment Lehman. Là, on est au bord de l’effondrement total et il faut sauver les banques.
Je dis « il faut sauver les banques », car la ruine complète du système bancaire nous ramène en cinq jours à l’équivalent économique de l’état de nature. Mais il ne s’agit pas de le sauver et puis rien ! Trois ans plus tard, la re-régulation financière n’a pas quitté le stade velléitaire – ce qui est tout à fait regrettable car le système bancaire est encore plus vulnérable qu’en 2007, alors que pointe une crise d’un format très supérieur…
Entre-temps, les banquiers remis à flot jurent ne plus rien devoir à la société sous prétexte que la plupart d’entre eux ont remboursé les aides d’urgence reçues à l’automne 2008. Évidemment, pour rétablir leur bonne conscience en même temps que leurs bilans financiers, il leur faut feindre d’ignorer l’ampleur de la récession que le choc financier a laissée derrière lui.
C’est de ce choc même que viennent dans un premier temps l’effondrement des recettes fiscales, l’envol mécanique des dépenses sociales, le creusement des déficits, l’explosion des dettes puis, dans un deuxième temps, les plans d’austérité… réclamés par la même finance qui vient d’être sauvée aux frais de l’État coupées, si bien qu’in fine les dettes croissent. Mais l’austérité n’est pas perdue pour tout le monde : son parfait prétexte, « le problème des dettes publiques », aura permis à l’agenda néolibéral d’engranger de spectaculaires progrès, inenvisageables en toute autre circonstance.
On l’a déjà compris, la leçon de choses est bien moins économique que politique. Elle est d’ailleurs tellement riche qu’on ne sait plus par quel bout l’attraper. Il y a, d’un côté, l’extraordinaire position de pouvoir conquise par l’industrie financière qui peut forcer les puissances publiques à son secours, puis aussitôt se retourner contre elles dans la spéculation sur les dettes souveraines, et pour finir refuser toute re-régulation sérieuse.
Il y a, d’un autre, la force de l’agenda néolibéral qui, inflexible, poursuit sa route au milieu des ruines qu’il a lui-même créées : jamais le néolibéralisme n’a connu si prodigieuse avancée qu’à la faveur de… sa crise historique, l’explosion des endettements publics ayant créé une formidable opportunité pour une entreprise de démantèlement de l’État social sans précédent, par plans d’austérité et « pacte pour l’euro » interposés. Où que le regard se tourne, il ne trouve que régressions phénoménales.
Mais peut-être la vraie leçon de choses commence- t-elle maintenant seulement car des forces énormes sont sur le point d’être déchaînées. Si, comme on pouvait le pressentir en fait dès 2010 au moment du lancement des plans d’austérité coordonnés, l’échec macroéconomique annoncé conduit à une vague de défauts souverains, l’effondrement bancaire qui s’ensuivra immédiatement (ou qui le précédera par un effet d’anticipation des investisseurs) sera, à l’inverse de celui de 2008, irrattrapable, en tout cas par les États puisque les voilà financièrement sur le flanc ;
Il ne restera plus que l’alternative de l’émission monétaire massive, ou de l’éclatement de la zone euro si la Banque centrale européenne (et l’Allemagne) se refuse à cette première solution.
En un week-end, nous pourrions changer littéralement de monde et des choses inouïes se produire : réinstauration de contrôles des capitaux, nationalisations flash, voire réquisition des banques, réarmement des banques centrales nationales – cette dernière mesure signant d’elle-même la disparition de la monnaie unique, le départ de l’Allemagne (suivie de quelques satellites), la constitution d’un éventuel bloc euro-sud, ou bien le retour à des monnaies nationales. Quand cette conflagration surviendra-t-elle ?
Nul ne peut le dire avec certitude. On ne peut exclure qu’un sommet européen parvienne enfin à taper suffisamment fort pour calmer un moment la spéculation. Mais ce temps gagné n’empêchera pas la macroéconomie de faire son oeuvre : lorsque s’imposera, d’ici six à douze mois, le constat de la récession généralisée, la conscience de l’impasse totale qui se fera à ce moment entraînera les opérateurs à nommer eux-mêmes une « capitulation », c’est-à-dire une ruée massive hors des compartiments obligataires et, par le jeu des mécanismes de propagation dont la finance libéralisée a le secret, une dislocation totale des marchés de capitaux tous segments confondus.
Et pendant ce temps les tensions politiques s’accumulent. La seule chose qui soit certaine est que la dépossession généralisée de la souveraineté (par la finance, par l’Europe néolibérale) travaille en profondeur les corps sociaux et qu’il s’en suivra nécessairement quelque chose – et là encore on ne sait pas quoi. Le meilleur ou le pire.
Extraits d’une interview de F.Lordon sur RDL (la revue des livres)
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