Le fait d’être un prêtre jésuite a-t-il un impact sur l’intérêt que vous suscitez ?
La méfiance vis-à-vis de la parole publique, des commentateurs, analystes et acteurs est assez généralisée. Le fait d’être religieux donne un certain crédit. J’ai l’impression qu’un certain nombre de jeunes se disent : « Il n’est pas payé par les banques, il n’a pas d’intérêt personnel à défendre telle opinion, donc on peut écouter ce qu’il dit. » Quoi que je raconte à la télévision, j’aurai en effet la même soupe en communauté le soir !
Vous comparez la transition écologique à l’invention de l’imprimerie ou à la révolution industrielle et évoquez la « responsabilité historique » des jeunes générations. La mission n’est-elle pas un peu lourde à porter ?
Je n’ai pas l’impression que les jeunes reçoivent cet appel comme une tâche écrasante. Nous leur laissons un monde difficile à habiter pour des raisons climatiques, écologiques, économiques.
Ils en sont conscients. Ils savent que les générations précédentes n’ont pas grand-chose de roboratif à leur proposer – sinon, justement, l’immense et magnifique tâche de la transition écologique. Du coup, cette responsabilité leur donne un sens, un horizon. Mieux vaut une mission écrasante que de ne pas savoir pourquoi on est au monde.
C’est bien le mal terrible qui ronge ma génération, née dans les années 1970. La précédente avait reconstruit l’Europe ; la nôtre n’a pas su bâtir d’utopie, de grand projet. Ce qui a laissé la place à l’illusion fantastique des marchés financiers (ce que le pape François appelle, à juste titre, le « veau d’or »). J’ai donc le sentiment que les jeunes ont plutôt des étoiles dans les yeux quand on leur dit qu’ils ont quelque chose à faire sur cette planète. Un ciel s’ouvre.
Les écoles de commerce forment toujours des promotions entières de futurs financiers. Pour chacun, il y a un choix à faire…
Une partie des promotions sortant de nos grandes écoles choisit encore la finance de marché, rêve d’être tradeur et d’enfouir sa fortune dans un paradis fiscal. Mais une autre partie d’entre elles, qui ne cesse de grandir depuis quatre ou cinq ans, se dirige de plus en plus vers l’économie sociale et solidaire ou s’intéresse à la responsabilité sociale des entreprises.
Les mêmes jeunes délaissent d’ailleurs les grands groupes industriels du Cac 40, alors que ces derniers ont longtemps été une destination privilégiée. Ils sentent bien que maximiser leur revenu n’est pas un idéal de vie. Ces jeunes-là me rendent très optimiste.
Pour l’instant, c’est un système où il n’est plus interdit de mentir que vous décrivez. Comment renouer avec la confiance ?
Par la mixité sociale. Je n’ai pas la solution, mais il y a en effet quelque chose à réparer. Une partie de la classe politique s’estime autorisée à mentir explicitement à la population. Que ce soit sur la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, le projet de loi finance en 2014, l’union bancaire… Ce qui suscite une défiance catastrophique vis-à-vis de la classe politique. Une partie de ces mensonges me semblent liés à une partition de la société française, entre un tiers éduqué supérieur (bac général et études généralistes) d’un côté et le reste de la population de l’autre (un tiers ayant un bac pro ou technique et un tiers pas de bac du tout). Nous n’avons jamais été aussi nombreux à accéder à des études supérieures généralistes. Si bien que le tiers « éduqué supérieur » peut vivre dans une endogamie sociale quasi complète, tout en étant persuadé être la majorité du corps social. Le clivage avec les deux autres tiers de la population est énorme. Le tiers de la population qui tient le pouvoir politique, médiatique, scientifique, économique, financier organise le débat public entre soi et se dit : « On ne va quand même pas aller expliquer la vérité car de toute façon ils ne comprendraient pas »… Il y a là un enjeu énorme pour l’avenir.
Vous évoquez aussi la question des ressources communes. Pouvez-vous nous expliquer ?
Le néolibéralisme qui s’est élaboré pendant l’entre-deux-guerres et a pris le pouvoir dans les années 1970 en Occident est échafaudé sur l’idée que l’on peut privatiser la totalité des biens sociaux.
L’écologie – parmi d’autres sujets – nous aide à prendre conscience que cette utopie-là est mortelle et que la plupart des biens qui nous font vivre – par exemple la création – sont des « biens communs », c’est-à-dire disponibles à tous, mais dont la privatisation supprime l’accès.
Sur le plan européen, il nous faut réapprendre que des biens comme la monnaie, le travail et les ressources naturelles sont communs. C’est un chantier sur lequel travaillent d’autres économistes. Je rappelle en tout cas que l’inféodation de la BCE au secteur bancaire privé a conduit à une marche forcée vers une privatisation complète de la monnaie.
Il faut donc restituer à la monnaie son caractère de bien commun, que tous les citoyens puissent avoir accès au crédit. Depuis 2008, la BCE a créé des milliers de milliards à l’intention des banques et pas un centime à l’intention de la société civile. Alors que plusieurs économistes – dont je fais partie – soutiennent que si ces milliards avaient été créés à l’intention des ménages et des entreprises (non financières) endettés, comme cela a été fait en Australie, l’économie se porterait beaucoup mieux.
Que peut changer la transition écologique dans le rapport des jeunes au travail ?
C’est une question fondamentale ! La jeune génération doit redécouvrir que le travail n’est pas une marchandise que l’on peut échanger. Les plans d’ajustement structurel imposés à l’Europe consistent essentiellement à faire payer aux salariés le prix des défaillances de l’euro et le coût de la crise financière. Or, cette idée néolibérale selon laquelle le travail peut être la variable d’ajustement est mortelle. Le travail est un bien commun.
La transition écologique est extraordinairement créatrice d’emplois : pour la rénovation thermique des bâtiments, l’écomobilité, le « verdissement » des processus industriels et agricoles, etc. Il faudra réaménager le territoire avec de petites villes très denses et un réseau de transports publics serré, de la polyagriculture autour des villes… La révolution industrielle a essentiellement consisté à substituer à l’énergie humaine et animale les énergies fossiles. Si l’on veut consommer moins de ces dernières, il faudra revenir à davantage d’énergie humaine et animale. L’accroissement de notre consommation d’énergie par salarié a favorisé l’augmentation de la productivité du travail depuis trois quarts de siècle. Inversement, la sobriété énergétique induit la stagnation de cette productivité.
La transition écologique est donc une bonne nouvelle car elle crée des emplois ?
Dans une agriculture non intensive et bio, par exemple, il faudra beaucoup plus de main-d’œuvre. Un million de personnes, selon certains ingénieurs français. On ne va pas forcément envoyer aux champs
les urbains intellos, mais un certain nombre de jeunes qui sont ravis de voir s’ouvrir cette perspective d’une qualité de vie que nos villes ne peuvent plus du tout offrir. Ces chantiers pharaoniques qui vont nous occuper pour un siècle sont une occasion de redécouvrir la valeur du travail.
Extraits d’un interview de gael Giraud sur lavie.fr
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