Les symptômes de la transformation sociale abondent
La découverte de l’imprimerie a changé les conditions sociales : la presse, machine qu’on ne peut plus briser, continuera à détruire l’ancien monde, jusqu’à ce qu’elle en ait formé un nouveau : c’est une voix calculée pour le forum général des peuples. L’imprimerie n’est que la Parole écrite, première de toutes les puissances : la Parole a créé l’univers ; malheureusement le Verbe dans l’homme participe de l’infirmité humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré sa pureté originelle.
Ainsi, la transformation, amenée par l’âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n’est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d’où sortira la renaissance. C’est impiété de lutter contre l’ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence.
Aperçue de cette hauteur, la révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l’ancienne politique deviennent inapplicables.
Mais après tout il faudra s’en aller : qu’est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d’un peuple ? L’ancienne société périt avec la politique chrétienne, dont elle est sortie. L’ère des peuples est revenue : reste à savoir comment elle sera remplie.
Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique.
Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?
Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés
Ces calculs ne vont point à l’impatience des Français : jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps, c’est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange ; il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les mœurs et les idées.
Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ?
Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée
La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré
Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l’oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l’avenir.
François René de Chateaubriand
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