[L’emploi est le vrai problème du futur et celui sur lequel on devrait se focaliser. Il y a beaucoup à dire et beaucoup à faire mais il va falloir d’abord se laver la tête et changer le cadre de nos réflexions. La fracture est telle que l’on ne peut rien attendre de nos différentes élites d’autant que la guerre (de l’emploi) est déclarée depuis longtemps et que beaucoup de traîtres (peut être même à l’insu de leur plein gré) sont en place.] – alpha.b
Mesdames et messieurs les employeurs, au boulot ! Votre feuille de route est simple : vous allez devoir embaucher 600 millions d’hommes et de femmes. Cela n’est pas un gag. C’est la première phrase du rapport annuel sur les tendances de l’emploi publié à la fin du mois dernier par la très sérieuse Organisation internationale du travail : « Le monde affronte le défi de la création de 600 millions d’emplois dans la prochaine décennie. » Les chiffres sont aussi simples que colossaux. La planète compte 3 milliards d’emplois. Le nombre d’actifs va progresser de 400 millions en dix ans. Et il y a 200 millions de chômeurs. Il faudra donc créer ces fameux 600 millions d’emplois.
Le problème, c’est que personne ne sait où seront créés tous ces postes de travail. La machine à emplois est, sinon cassée, du moins sérieusement grippée. Parmi les grands pays développés, les seuls qui parviennent à contenir le chômage sont ceux où la population diminue : le Japon et l’Allemagne. Les Etats-Unis ont certes affiché récemment de bons chiffres, mais le nombre d’emplois y est encore inférieur de 6 millions à ce qu’il était il y a quatre ans.
Les pays émergents recrutent davantage mais près de 1 milliard d’actifs y vivent avec moins de 2 dollars par jour. Il faut donc non seulement des centaines de millions d’emplois supplémentaires, mais des centaines de millions d’emplois mieux payés. Il risque fort de ne pas y en avoir assez. A Davos, davantage réputé pour être un club de riches qu’un cénacle de philanthropes, la question revenait cette année en boucle. Bien au-delà de la « reprise sans emplois » subie par l’Amérique au début des années 2000 ou de la « croissance sans emplois » fabriquée par la France des années 1980.
La première crainte vient bien sûr de la crise économique. C’est donc une crainte conjoncturelle, mais elle pèse lourd, d’autant plus que le bout du tunnel n’est toujours pas en vue. Depuis 2007, le nombre de chômeurs a déjà augmenté de près de 30 millions dans le monde. Et comme il s’agit d’une crise financière, la capacité des particuliers et des entreprises à investir a souffert.
Or, comme le disait le chancelier allemand Helmut Schmidt, l’investissement d’aujourd’hui fait l’emploi de demain. L’industrie française souffre de ne pas avoir dégagé assez de moyens pour mieux s’équiper. Au-delà, il y a la peur des délocalisations, avec les usines désertant l’Europe pour s’implanter en Chine. Ce mécanisme joue évidemment un rôle, mais pas à l’échelle de la planète. Les industriels ne délocalisent pas sur Mars et il y a peu de chances qu’ils le fassent à l’avenir.
La deuxième crainte, elle, est plus structurelle. C’est la formation d’une spirale dépressive. Donnant de plus en plus la priorité au profit, les entreprises chercheraient à diminuer toujours davantage la part des salaires. Les salariés gagnant moins, ils dépensent moins, ce qui entraîne une baisse de la demande… poussant les entreprises à peser encore plus sur l’emploi pour préserver leur rentabilité. Cette lecture « marxiste » de la crise se retrouve désormais dans les travaux de l’économiste en chef de la banque Natixis, Patrick Artus, voire dans les colonnes du très libéral « Wall Street Journal ». Elle explique certainement une partie du problème, même si elle ne s’applique pas en Italie et en France, où le partage des revenus est resté plutôt favorable aux salariés.
La troisième crainte, elle, a des racines encore plus profondes. Elle s’ancre dans le basculement industriel du siècle vers les technologies de l’information. Pour le décrypter, les économistes ont en tête des modèles anciens. La théorie de la destruction créatrice de Joseph Schumpeter, pour qui l’apparition d’activités nouvelles détruit les anciennes.
Ou celle du déversement, formulée par le démographe Alfred Sauvy. A partir du XIX e siècle, la mécanisation agricole avait libéré des millions de bras qui s’étaient « déversés » dans l’industrie. La même logique s’appliquerait de l’industrie vers les services. Sauf que ça ne marche pas. D’abord parce que la production d’informations au sens large (musique, jeux vidéo, logiciels, films…) ne fonctionne pas du tout comme la production de biens matériels. Pour vendre 100.000 voitures, il faut beaucoup plus de travail (extraction du fer, recueil du caoutchouc, moulage du plastique, assemblage des véhicules, distribution…) que pour en faire 1.000. Alors qu’une vidéo vendue sur Internet à 100.000 exemplaires demande exactement le même travail qu’une vidéo vendue à 1.000 exemplaires – à la commercialisation près.
Le recours intensif aux technologies de l’information fait ensuite disparaître brutalement des milliers d’emplois dans des secteurs où l’activité s’était organisée au fil des ans avec des couches de bureaucratie qui n’étaient pas indispensables. L’essor du low cost pose inévitablement la question de l’emploi, comme le laissent entendre aujourd’hui les concurrents de l’opérateur Free, qui vient de lancer des forfaits de téléphone mobile à prix cassé.
Au total, si les activités nouvelles embauchent, elles le font beaucoup moins que l’industrie au milieu du siècle dernier. Tandis que les suppressions d’emplois ailleurs s’accumulent. Les prestataires de services créent certes beaucoup de postes, mais relativement peu qualifiés. En France, le Centre d’analyse stratégique vient de publier ses prévisions de l’emploi dans cinq ans. Il y aura bien 200.000 postes supplémentaires (+ 7 %) dans les secteurs technologiques et le haut de gamme, mais c’est deux fois moins que les 410.000 postes (+ 12 %) prévus dans les services dits « opérationnels » (intérim, nettoyage et analogues) et les services à la personne. Bref, l’emploi de demain sera davantage dans les maisons de retraite que dans la high-tech.
Peut-être trop peu d’emplois, sûrement trop peu d’emplois qualifiés : l’avenir du travail est sans doute assez différent de ce qui était décrit par la plupart des experts et des gouvernants. Un jour, ils devront l’avouer. Et nous devrons réfléchir ensemble à cette société qui émerge, pour réinventer l’équilibre entre incitations à l’efficacité et filets de la solidarité.
Jean-Marc Vittori est éditorialiste aux « Echos »
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