[Un germe de lucidité chez certains anglo-saxons qui, n’en doutons pas, va finir par donner quelques belles plantes. Le passage du salut par l’économie à l’économie du salut est inévitable et l’Europe (voir la France) est la mieux placée pour montrer la voie dès qu’elle se sera désintoxiquée de ses mammifères hypertrophiés gavés au mac-do]- alpha.b
Les dirigeants européens doivent porter un regard froid sur l’Atlantique avant de commencer à démanteler l’Union, écrit George Blecher. Devenir une imitation des États-Unis reviendrait à renoncer à toutes les choses qui font de l’Europe le meilleur de tous les mondes.
Bon nombre des articles que j’ai écrits sur la culture des États-Unis pour les publications européennes au cours des vingt dernières années portaient le même message: Voici ce que nous faisons de stupide aux États-Unis. Si vous ne faites pas attention, quelqu’un le fera en Europe au cours des cinq prochaines années. Certaines de ces folies sont la prise en charge des maisons d’édition indépendantes par des conglomérats qui n’ont aucun intérêt dans l’édition, la commercialisation de tout, de l’enseignement supérieur à l’art, aux sports, à la médecine, mais également passer du consensus à la politique contradictoire, au point où personne dans le gouvernement américain n’est d’accord sur rien, et où les politiciens deviennent des enfants gâtés qui considèrent le compromis comme un signe de faiblesse personnelle.
Je n’étais pas devin: les changements se transmettent toujours des grands pays aux plus petits. Ce qui était intéressant, c’est que, grâce à la technologie, le temps de latence entre les événements aux États-Unis et en Europe a commencé à diminuer: ce qui pouvait autrefois prendre des années pour traverser l’océan pouvait maintenant se produire du jour au lendemain.
Puis vint la crise financière américaine. Bien qu’elle fût initialement traitée par la presse américaine avec une sorte de surprise béate – et par la Commission européenne avec un soupçon de condescendance – beaucoup de gens l’ont vu venir. L’année dernière, un excellent écrivain financier américain, Michael Lewis, a écrit un livre intitulé The Big Short, dans lequel il décrit les « anticonformistes » de Wall Street – des spéculateurs qui ont observé la crise qui se développait (au début, ils ont été tout simplement sidérés par la fragilité des prêts hypothécaires résidentiels et des produits «dérivés») et ont fait fortune à partir de ce qu’ils ont perçu.
En l’espace de quelques nanosecondes, la crise est arrivée en Europe. Comment pouvait-il en être autrement? Et ce, pour plusieurs des mêmes motifs.
Certains aspects de la crise de l’euro résonnent comme un écho à tous ceux qui connaissent la version américaine. Par exemple, la réponse à la spéculation bancaire qui a contribué à fomenter la crise a été tout aussi timide en Europe qu’aux Etats-Unis, seuls les Islandais, et les braves initiateurs d’Occupy Wall Street, se sont vraiment énervés.
Et même si l’UE semble essayer de punir un peu les spéculateurs en réduisant le remboursement sur les obligations gouvernementales grecques (par opposition aux États-Unis où le gouvernement récompense les grandes banques pour leur avarice), la responsabilité principale de la crise s’est installée sur l’ensemble des citoyens grecs, en particulier ceux qui sont employés dans le secteur public. Le secteur bancaire / financier, dont de nombreux membres faisaient de l’argent rapidement « à l’américaine », a été largement négligé, et pas un – à l’exception notable de l’ex-Premier ministre d’Islande! – n’a été mis en prison. (Non pas que les banquiers européens doivent être inspirés par la cupidité américaine, je pense qu’ils le sont suffisamment.)
Cependant, il y a un message implicite troublant porté par la crise de l’euro qui est différent de la version américaine: le fait que l’Europe a commencé à se voir comme divisée en deux classes distinctes des Nations – non seulement les riches contre les pauvres, mais les “grown-up” (celles du Nord) vs «enfantines» (celles du Sud), «responsables» vs «irresponsables», «travailler dur» vs «paresseux» – vous voyez l’idée. Non seulement cette dichotomie est follement réductrice, mais elle a des échos sinistres de classifications antérieures sur le QI, l’origine ethnique, la race, la religion – des choses dont personne ne veut parler.
Mais maintenant que Mme Merkel et M. Draghi ont repris la gestion de la crise de l’euro, confortés dans leur jugement sur le mauvais état de la Grèce comme des parents sévères prêchant l’abstinence, c’est le bon moment pour aborder quelques points positifs du projet européen d’après-guerre, et de son avenir – d’un point de vue qui se trouve à 5000 miles de distance.
Le premier point est que peu importe les malheureux adjectifs dont des candidats à la présidentielle américaine affublent l’État-providence européen, il s’agit d’une réalisation assez spectaculaire, et dont les Européens devraient être fiers. Si seulement vous saviez combien il est difficile de vivre aux États-Unis, sans la protection d’un État-providence! Combien les parents font d’efforts pour trouver soit une école décente publique où mettre leurs enfants, soit pour trouver assez d’argent pour les envoyer dans une coûteuse école privée. Combien d’Américains perdent de temps à gérer leurs régimes privés d’assurance médicale, et comment, au moins jusqu’à la réforme du système de santé initiée par Obama (si jamais elle se fait), des dizaines de millions d’Américains sans assurance laissent leurs maladies s’aggraver au point où ils ne peuvent plus guère passer la porte de l’hôpital en marchant.
Je pourrais continuer. Le fait est que pour moi et pour d’autres admirateurs, l’État-providence européen ne ressemble pas à une réalité universelle et naturelle mais nous le voyons vraiment comme un acte de volonté et d’abnégation. L’UE est vraiment fondée sur un principe noble: la volonté de créer une société des nations désireuses de prendre soin les unes des autres. Au lieu de secouer un doigt accusateur envers des Grecs fautifs, l’UE ferait mieux de trouver un moyen de ramener son partenaire-nation à la santé en centralisant la dette et en adoucissant de la rhétorique de l’austérité.
Le second point est de toute évidence un poncif – et pourtant, étant donné le sentiment anti-américain de nombreux intellectuels européens, il peut aussi paraître contre-intuitif: l’Europe semble encore souffrir d’un complexe d’infériorité d’après-guerre qui la fait admirer et imiter les États-Unis pour de mauvaises raisons. Prenez la spéculation sur les vingt dernières années. Plutôt que de regarder les marchés américains surchauffés avec une dose de scepticisme, les Européens ont suivi. Après la rhétorique à la fois de la droite américaine et de la gauche, plusieurs pays européens ont essayé de privatiser les services publics, mais sans grand succès: ils n’ont pas gagné le soutien populaire ou n’ont pas réduit leurs coûts de manière significative. Leur erreur fut qu’ils avaient vu les Etats-Unis comme un avant-poste européen (ou l’Europe comme un avant-poste américain!) Au lieu de ce qu’il est vraiment: un pays riche du Tiers Monde avec une superposition bizarre de puritanisme.
Il y a quelques étés, j’ai vu un journaliste TV demander à Slavoj Zizek s’il appréciait d’être européen: “Oh, bien sûr,” dit-il, “c’est le seul grand espace public dans le monde où l’on est libre d’être athée.” Sous couvert de plaisanterie, je pensais qu’il disait quelque chose d’important. Si vous regardez à travers le monde, vous verrez qu’il avait raison. Il a été l’expression d’un eurocentrisme nécessaire, ce n’était pas tant du snobisme que de la gratitude: un grand nombre des meilleurs courants de pensées européens (l’humanisme, les Lumières, la recherche scientifique, etc.) se développe le mieux grâce à une atmosphère où la religion ou le culte de l’Etat ne sont pas des forces oppressives.
Alors – pourquoi la crise de l’euro ne peut être considérée comme une opportunité pour l’Europe de porter un regard critique sur son passé et l’avenir? Pour prendre une certaine distance des modèles américains ou chinois, et établir ensuite un système plus silencieux, plus humain, moins volatil que celui que l’une des superpuissances est capable de mobiliser?
Peut-être que c’est trop demander à un groupe de nations qui doit encore apprendre à s’entendre avec l’autre, mais n’est-il pas plus logique de retrouver un sentiment de solidarité au sein de l’UE plutôt que de classifier à nouveau l’Europe en groupes de pays tandis que les financiers attendent la prochaine façon intéressante de se remplir les poches?
George Blecher
Source : Eurozine, d’après le Berliner Gazette.
George Blecher est un écrivain américain, professeur de littérature à l’Université de New-York .Valérie Courteau a traduit pour le blog d’Olivier Berruyer son dernier article… www.les-crises.fr
Commentaires récents