[Comme quoi on peut être Belge et visionnaire même si la lumière est parfois un peu forte !]-alpha.b
Raoul Vaneigem « La gratuité est l’arme absolue »
Publié le 24 novembre 2011
S. M. : Quel regard portes-tu sur le mouvement des Indignés ?
R. V. : C’est une réaction de salut public, à l’encontre de la résignation et de la peur qui donnent à la tyrannie du capitalisme financier son meilleur soutien. Mais l’indignation ne suffit pas. Il s’agit moins de lutter contre un système qui s’effondre qu’en faveur de nouvelles structures sociales, fondées sur la démocratie directe. Alors que l’État envoie à la casse les services publics, seul un mouvement autogestionnaire peut prendre en charge le bien-être de tous.
S. M. : L’utopisme est-il toujours à l’ordre du jour ?
R. V. : L’utopisme ? Mais c’est désormais l’enfer du passé. Nous avons toujours été contraints de vivre dans un lieu qui est partout et où nous ne sommes nulle part. Cette réalité est celle de notre exil. Elle nous a été imposée depuis des millénaires par une économie fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
L’idéologie humaniste nous a fait croire que nous étions humains alors que nous restions, pour une bonne part, réduits à l’état de bêtes dont l’instinct prédateur s’assouvissait dans la volonté de pouvoir et d’appropriation. Notre « vallée de larmes » était considérée comme le meilleur des mondes possibles. Or, a-t-on inventé un mode d’existence plus fantasmatique et plus absurde que la toute-puissante cruauté des dieux, la caste des prêtres et des princes régnant sur les peuples asservis, l’obligation de travailler censée garantir la joie et accréditant le paradis stalinien, le Troisième Reich millénariste, la Révolution culturelle maoïste, la Société de bien-être (le Welfare state), le totalitarisme de l’argent hors duquel il n’y a ni salut individuel ni salut social, l’idée enfin que la survie est tout et que la vie n’est rien ?
À cette utopie-là, qui passe pour la réalité, s’oppose la seule réalité qui vaille : ce que nous essayons de vivre en assurant notre bonheur et celui de tous. Désormais, nous ne sommes plus dans l’utopie, nous sommes au cœur d’une mutation, d’un changement de civilisation qui s’esquisse sous nos yeux et que beaucoup, aveuglés par l’obscurantisme dominant, sont incapables de discerner. Car la quête du profit fait des hommes des brutes prédatrices, insensibles et stupides.
S. M. : Explique-nous comment la gratuité est, selon toi, un premier pas décisif vers la fin de l’argent.
R. V. : L’argent n’est pas seulement en train de dévaluer (le pouvoir d’achat le prouve), il s’investit si sauvagement dans la bulle de la spéculation boursière qu’elle est vouée à imploser. La tornade du profit à court terme détruit tout sur son passage, elle stérilise la terre et dessèche la vie pour en tirer de vains bénéfices.
La vie, humainement conçue, est incompatible avec l’économie qui exploite l’homme et la terre à des fins lucratives. À la différence de la survie, la vie donne et se donne. La gratuité est l’arme absolue contre la dictature du profit. En Grèce, le mouvement « Ne payez plus ! » se développe.
Au départ, les automobilistes ont refusé les péages, ils ont eu le soutien d’un collectif d’avocats qui poursuit l’État, accusé d’avoir vendu les autoroutes à des firmes privées. Il est question maintenant de refuser le paiement des transports publics, d’exiger la gratuité des soins de santé et de l’enseignement, de ne plus verser les taxes et les impôts qui servent à renflouer les malversations bancaires et à enrichir les actionnaires. Le combat pour la jouissance de soi et du monde ne passe pas par l’argent mais, au contraire, l’exclut absolument.
Il est aberrant qu’une grève entrave la libre circulation des personnes alors qu’elle pourrait décréter la gratuité des transports, des soins de santé, de l’enseignement. Il faudra bien que l’on comprenne, avant le krach financier qui s’annonce, que la gratuité est l’arme absolue de la vie contre l’économie.
Il ne s’agit pas de casser les hommes mais de casser le système qui les exploite et les machines qui font payer.
S. M. : Tu prônes la désobéissance civile. Qu’entends-tu par là ?
R. V. : C’est ce qui se passe en Grèce, en Espagne, en Tunisie, au Portugal. C’est ce que résume le titre de mon pamphlet écrit pour des amis libertaires de Thessalonique : L’État n’est plus rien, soyons tout. La désobéissance civile n’est pas une fin en soi. Elle est la voie vers la démocratie directe et vers l’autogestion généralisée, c’est-à-dire la création de conditions propices au bonheur individuel et collectif.
Le projet d’autogestion amorce sa réalisation quand une assemblée décide d’ignorer l’État et de mettre en place, de sa propre initiative, les structures capables de répondre aux besoins individuels et collectifs. De 1936 à 1939, les collectivités libertaires d’Andalousie, d’Aragon et de Catalogne ont expérimenté avec succès le système autogestionnaire. Le Parti communiste espagnol et l’armée de Lister l’écraseront, ouvrant la voie aux troupes franquistes.
Rien ne me paraît plus important aujourd’hui que la mise en œuvre de collectivités autogérées, capables de se développer lorsque l’effondrement monétaire fera disparaître l’argent et, avec lui, un mode de pensée implanté dans les mœurs depuis des millénaires.
S. M. : Comment vois-tu la « révolution » en cours dans les pays arabes ? L’islam te semble-t-il une menace pour elles ?
R. V. : Où le social l’emporte, les préoccupations religieuses s’effacent. La liberté qui se débarrasse aujourd’hui de la tyrannie laïque n’est pas disposée à s’accommoder d’une tyrannie religieuse. L’islam va se démocratiser et connaître le même déclin que le christianisme. J’ai apprécié le slogan tunisien : « Liberté pour la prière, liberté pour l’apéro ! »
S. M. : Finalement, tu restes un optimiste irréductible, non ?
R. V. : Je pourrais me contenter de la formule de Scutenaire* : « Pessimistes, qu’aviez-vous donc espéré ? » Mais je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Je me fous des définitions. Je veux vivre en recommençant chaque jour. Il faudra bien que la dénonciation et le refus des conditions insupportables qui nous sont faites cèdent la place à la mise en œuvre d’une société humaine, en rupture absolue avec la société marchande.
Propos recueillis par Jean-Pierre Bouyxou
* L’écrivain belge Louis Scutenaire (1905-1987) est l’auteur de Mes inscriptions. Raoul Vaneigem lui a consacré un livre dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1991).
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