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Juin 12

Science pipeau

 

CHASSER L’ANCIENNE PENSÉE

Les cinq années de perplexité économique et de tâtonnement politique qui se sont écoulées depuis la crise de 2008 ont beau ressembler à une éternité, elles ne feraient donc que correspondre au laps de temps nécessaire pour qu’une nouvelle pensée chasse l’ancienne.

 Il nous manquerait seulement un peu de temps pour qu’un économiste sorte du lot, à la façon d’un François Quesnay, ce chirurgien-barbier de Louis XV qui, à l’occasion de quelques « saignées », avait glissé à Sa Majesté les idées nouvelles des physiocrates.

Voilà pour la théorie. Reste la pratique : trouver l’oiseau rare. Pour résoudre cette équation, il faudrait, au préalable, que la profession fasse son examen de conscience. Car cette crise a nourri beaucoup de rancœurs. Pas seulement parce que seuls quelques « Dr Doom », ces prophètes du malheur, ont vu venir cette crise. On reproche surtout aux économistes d’avoir trahi leur discipline, de l’avoir découpée en tranches, en domaines d’expertise (emploi, finance) produisant des micro spécialistes, sans qu’un seul ait une vision assez transversale pour appréhender un monde de plus en plus complexe et mystérieux.

Plus impardonnable encore est d’avoir transformé les sciences économiques en un exercice mathématique. La beauté des démonstrations et la justesse des raisonnements adoptés, notamment, par l’école de Chicago dans les années 1980, ont séduit. Trop. Au point de faire oublier à nos experts que leur discipline était une science humaine, donc imparfaite

Ce biais a fait des dégâts. « La science adore se retrancher dans une tour d’ivoire faite de mathématiques, de latin ou de grec, d’histoire, d’axiomes ou d’autres rituels sacrés, sanctuaires illégitimes où les savants échappent à la critique des autres champs et du public », écrit Tomas Sedlacek, ancien conseiller économique de l’homme d’Etat tchèque Vaclav Havel dans L’Economie du bien et du mal (Eyrolles, 382 p., 25 euros). « Les mathématiques ont mis de côté les émotions, explique-t-il. Nous avons construit des bâtiments sans architecte. Des édifices ni laids ni beaux. Sans aucun sens. »

« ALLOCATEURS DE RICHESSES »

Sûre d’elle, arrogante, l’économie se serait ainsi transformée en une religion, poursuit-il, dont les principes se déclinent comme suit : travailler dur et optimiser sa rentabilité, le tout décliné dans une bible faite de statistiques a priori infaillibles. Pour Tomas Sedlacek, l’économie paie le fait d’avoir perdu ses nuances « au profit d’un monde technocratique en noir et blanc ». Autrefois liée à la philosophie, elle serait devenue dédaigneuse des sciences sociales. Or, « ne sera jamais bon un économiste qui n’est qu’économiste », résume-t-il. Transformés en purs « allocateurs de richesses », nos théoriciens auraient glissé dans le cynisme. « J’imagine un économiste chargé d’optimiser le travail d’un orchestre, écrit ainsi Vaclav Havel, dans la préface de l’édition originale de L’Economie du bien et du mal. Je pense qu’il éliminerait tous les silences des symphonies de Beethoven… »

La crise nous oblige à repenser l’économie. A moins que toutes ces réflexions ne soient vaines. Car les plus fatalistes imaginent déjà que nous assistons à la fin d’un monde, le nôtre. Le crépuscule d’une économie occidentale autrefois florissante serait venu. Le monde, gâté par des années de surexploitation, serait arrivé au bout de ce qu’il peut produire, et nos têtes pensantes au terme de ce qu’elles peuvent inventer. Oubliée la course à la croissance : la planète aurait atteint son « état stationnaire ». « Avant 1750, il n’y avait pas de croissance, rappelle l’économiste américain Robert Gordon. Les progrès de ces 250 dernières années pourraient bien n’être qu’un épisode unique dans l’histoire de l’humanité, plutôt que l’assurance d’une croissance sans fin. »

C’est ignorer que les innovations révolutionnaires de demain se cachent peut-être déjà quelque part, assure l’historien Jean-Marc Daniel. Si l’économie s’est transformée en religion, il faut avoir la foi…

Extraits d’un article de Claire Gatinois   Le Monde culture et idées

 

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