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Déc 28

Michel Serres

Michel Serres : « Vous dites Ben Laden? Je réponds Steve Jobs »

Que restera-t-il de 2011 ?

L’année des sept milliards d’humains! Imaginez… Je suis de cette génération où la population, en une seule vie d’homme, a été multipliée par 3,5. Quand je suis né [en 1930], la terre comptait deux milliards d’habitants. Combien y avait-il alors de Tunisiens, de Libyens ? Ils étaient très peu. Or derrière tout événement, printemps arabe ou autre, il y a la démographie. C’est une condition première.

Ce printemps arabe, Fukushima, Ben Laden, la crise financière… Rarement année aura été aussi foisonnante.

Au risque de vous décevoir, et malgré tout cela, 2011 n’est pas, à mon sens extraordinaire. Je dirais même que ces deux ou trois dernières décennies ont une même teinte. Ce sont les années de cette crevasse, très profonde, qui commence dans les années 1970 et dont on n’aperçoit pas encore très bien la lèvre d’aval ; crevasse entre ce monde qui meurt et un autre, nouveau, en gestation. Et nous sommes au beau milieu, secoués par des changements colossaux : agriculture, médecine, espérance de vie, productivité, travail… Les anciens systèmes s’effondrent.

Cette nature, déchaînée au Japon, on la retrouve en décembre à la conférence sur le climat à Durban. Et là, les grands de ce monde semblent incapables de prendre la mesure du danger.

Parce que nos institutions, inventées à une époque où le monde était autre, sont sourdes à celui qui vient. En ce sens, Durban est un heurt frontal entre ce nouveau monde et des politiques qui ne peuvent l’entendre ; c’est une somme d’égoïsmes qui se déchirent et s’annulent, où chacun a défendu les intérêts de son pays en se moquant parfaitement de la planète. Tenez, je vous livre une image : celle de ces étoiles qu’on regarde, qui scintillent mais sont mortes depuis des années. Nos institutions, c’est exactement cela : on croit qu’elles vivent, le spectacle est superbe, mais tout est mort depuis longtemps.

Nos dirigeants paraissent tout aussi dépassés face aux crises économiques et financières, aux marchés.

Les politiques n’ont jamais eu la maîtrise de rien, ils le font simplement croire. Et d’un point de vue philosophique, ces crises ne sont que des cas particuliers dans cette crevasse que nous franchissons avant d’atteindre le nouveau monde. Enfin, je ne suis pas économiste…

Et la mort de Ben Laden?

Vous dites Ben Laden? Je vous réponds Steve Jobs! Ben Laden n’est rien, juste une construction politico médiatique. On le supprime, et alors? Restera une sorte de mise en scène réussie mais probablement pas très intéressante. Tandis que Jobs, sans en faire un dieu, est le représentant d’une révolution autrement plus importante. Il est le porte-drapeau de la Silicon Valley, elle-même emblème de l’Amérique et de la modernité. Son décès marque la fin d’une période où l’on a vu s’installer ces nouvelles technologies qui ont transformé le monde.

Jobs nouveau Gutenberg ?

Quelque chose comme ça, oui. Mais quand on dit Gutenberg, on oublie tous les autres, parce qu’on a besoin d’un bon Dieu. Alors disons que Steve Jobs a été parmi les 200 à 300 personnes qui ont promu telle ou telle technologie décisive pour notre vie cognitive ou relationnelle. Et si je choisis de vous parler de lui plutôt que de Ben Laden, c’est pour bien montrer que la réalité se passe ailleurs, comme sur cette couverture d’un magazine américain qui vient de choisir pour homme de l’année 2011 un anonyme, sans visage.

Quand j’ai vu cela, je me suis dit : putain ! Ce journal a pigé quelque chose du nouveau monde. Le héros de 2011, c’est lui, l’anonyme. C’est lui qui compte maintenant, pas les faux dieux de l’ancien monde, Ben Laden ou qui sais-je. Et c’est de lui, des jeunes, du changement des institutions que tout viendra.

Richard Bellet – Le Journal du Dimanche

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